01. Les plumes noires
Père, comment est-ce, en bas ? Ce jour-là, tous accueillirent les premières glaces avec réticence. Cela n'était pas arrivé depuis plusieurs années et les plus anciens regardaient les cristaux volatiles d'un œil mauvais. Sur l'archipel, il n'y avait pas de place pour le changement : les choses étaient ainsi faites, et tout ce que nous avions à faire était de nous en contenter.
Ne pose pas de questions, Thylone. Le ton employé était cassant, et ne souffrait aucune réplique. Une moue boudeuse, non-dissimulée, avait salué cette réponse ô combien familière et si peu satisfaisante. J'avais croisé les bras et observais les flocons qui eux, avaient visiblement la permission d'aller s'échouer en contrebas, en toute impunité et sans crainte de se faire réprimander.
Ne pose pas de questions. J'avais entendu cette phrase au moins autant de fois qu'il y avait de plumes sur mon dos et pourtant, cela ne faisait au contraire que renforcer ma curiosité, déjà bien envahissante pour la jeune harpie que j'étais à l'époque. Par ailleurs, on me jugeait comme étant envahissante tout court, étant la dernière-née de la communauté. Il faut dire que les naissances étaient rares pour notre peuple car nous étions et sommes encore réduits à une petite centaine d'individus, à graviter autour de Fell'Ghost. Si bien que chacun semblait avoir perdu l'art et la manière de s'occuper d'un chérubin ailé de mon acabit. A force d'admonestations et de remontrances, mon goût pour les nouvelles choses et ma soif d'aventures rebelles finit par se ternir quelque peu. Je me mis à m’intéresser davantage à ce pour quoi nous étions assujetti : à savoir, l'éducation martiale des jeunes êtres magiques. Une tâche qui m'incomberait également, lorsque la majorité d'adulte frappera à ma porte.
Contre toute attente, ils étaient parvenus à me façonner un temps soit peu pour que je puisse me montrer apte à suivre le sillage de mes aînés....02. L'Art de la guerre
Un mince sourire provocateur sur les lèvres, je jaugeais mon adversaire. L'apparente tranquillité se dégageant des deux lames qui tombaient le long de mes flancs n'était qu'un leurre. Et l'apprenti qui me faisait face le savait également. Voilà plusieurs années que nous travaillions de concert et il figurait parmi les meilleurs que j'avais eu sous ma charge. Parfaitement immobile à quelques centimètres du sol, je le laissais me détailler à loisir, attendant son prochain coup en toute quiétude. Au fil des années, j'étais parvenue à faire mes preuves en tant que Maître d'armes, redoublant d'efforts et déployant à bon escient cette ardeur et cette rigueur qui ne m'avaient jamais manqué. Mes méthodes pédagogiques étaient parfois perçues comme novatrices aux yeux de mes prédécesseurs, mais une fois la méfiance passée, elles furent finalement largement reconnues. Tant est si bien que l'on ne rechignait plus à me confier les novices les plus difficiles et les moins dociles de l'académie. D'un geste nonchalant, je déjouais l'estocade qui m'étais destinée.
Prévisible, comme toujours... raillais-je pour agacer volontairement le jeune Greyhand, afin de l'exhorter à me proposer mieux. Sans crier gare, je portais une arquebusade sur son côté droit qui le força à reculer avec précipitation. Si en apparence, je semblait me satisfaire de ma condition il n'en était pourtant rien. Une fois les armes déposées, je ne pouvais m'empêcher de penser que les choses n'étaient pas obligées de demeurer ainsi. Voilà près d'un siècle que la Grande Guerre s'était achevée et si au départ, les aptitudes des miens avaient été mises au service de la Monarchie comme une forme de reconnaissance...la redevance était selon moi, depuis longtemps achetée. Et nous étions en droit de choisir une autre vocation que celle de demeurer les sentinelles éternelles de Fell'Ghost. Pourtant, personne ne semblait vouloir embrasser cette voie. Personne excepté...
moi. La couronne avait bien fait les choses, s’immisçant autant dans les mœurs que dans les consciences. Et je leur en voulait pour ça. Nous ne devrions pas avoir à mendier notre liberté aux autres. La liberté, il faut simplement la prendre.
03. Couronne d'épines
Ahara s'élevait haut dans le ciel, projetant sur nous ses reflets d'or et elle serait la seule témoin de cette promesse que nous venions d'alléguer. Je baissais la tête pour observer ce petit visage qui acheva d'attendrir ce cœur, jusque-là passablement étranger à ce genre de phénomène. Le nouveau-né harpie avait les traits de sa mère mais déjà, il lui faudrait les oublier pour de bon. Étrangère à cet arrangement déchirant qui liait mon confrère à la chamane des Aigles, je m'étais contentée de hocher la tête pour sceller mon engagement. Je me tiendrais là, aux côtés du père pour m'assurer que rien ne puisse arriver au nourrisson déjà à moitié-orphelin. Alors, la changeforme pour laquelle je m'étais prise de sympathie s'était envolée, prenant l'apparence de l'un de ces volatiles nocturnes qu'elle aimait tant.
Fidèle à ce serment, l'enfant grandit parmi les nôtres et je restais dans son sillage, taisant le secret de cet accord né sous la déesse lunaire. Je n'étais qu'une ombre aux ailes noires et savais rester à ma place, excepté lorsqu'il s'agissait d'encourager mon homologue ailé à rejoindre sa dulcinée pour qui visiblement, ses sentiments étaient demeurés intacts. Il lui fallait quitter Fell'Ghost et cette vie de servitude Royale. Mais ses intérêts étaient ailleurs et mes conseils furent envoyés sur les nuages.
Tu ne sais pas ce que c'est, Enroris. Tu ne peux pas comprendre ce que ça fait. trancha-t-il. Je poussais un long soupir lorsqu'il s'éloigna en tenant la main de sa progéniture. C'était vrai. Il avait raison : Je ne savais pas ce que c'était, ce que ça faisait.
Mais c'était à croire que les nuages avaient des oreilles ou du moins, véhiculaient-ils les confidences les plus inavouables. Un jour je les vis approcher et bien qu'en mon fort intérieur, je pressentais une terrible nouvelle, je baissais les armes signifiant par la même occasion au novice que sa leçon était terminée. Des fers me furent mis aux poignets :
Par les ordres de son Altesse Melinya de la maison Valarÿn, Reine des airs et des terres, Souveraine de la magie et de la nature, Fille de la Réunification. Je vous déclare, Thylone Enroris, Maître-formatrice de l’académie de Fell'Ghost, en état d'arrestation pour avoir fomenté à l'encontre de la Couronne, de la famille Royale et de l'ensemble de ses sujets. La tête posée contre la pierre froide de ma cellule, je regardais l'astre Wilnir se coucher par la petite interstice percée dans le minerai sombre. Nombreux avaient été nos rendez-vous, depuis que l'on m'avait enchaîné à ma nouvelle demeure. Si nombreux que j'en avais volontairement perdu le compte, pour ne pas me consumer davantage. Moi qui m'étais toujours sentie comme enfermée, j'étais désormais en train de suffoquer. Et entre deux spasmes, une seule question revenait, inlassablement. Encore, encore et encore...
Qui ?04. Les soixante-treize
Un grincement sourd me fit sursauter, me sortant de ma torpeur. Parfaitement éveillée, je me levais d'un bond et reculais autant que mes chaînes me le permettaient face aux trois silhouettes masculines qui venaient de pénétrer dans ma cellule.
Pour la première fois de ma vie, j'eus peur. Car je sentais que c'était-là une visite terrible, que quelque chose allait arriver. Les battements de mon cœur se firent omniprésents et alors, je le vis. L'éclat de sa lame dans l'obscurité de la nuit.
Me débattre ne m'avait servi qu'un temps, quelques précieuses minutes tout au plus. Le visage plaqué au sol, j'étais contrainte à l'immobilité par les deux acolytes et de toutes les conjectures qui défilaient dans mon esprit à la vitesse du zéphyr jamais je n'aurais pu me préparer à ce que...mon cri résonna contre les murs alors qu'une vive douleur naissait à la base de mes longues et belles ailes d'obsidienne. Coup après coup, l'épée s'enfonçait un peu plus profondément dans mes chairs sans que je parvienne à me libérer du joug de mes assaillants. Les larmes roulaient sur mes joues autant que le sang le long de mon dos. Puis le maestro de ce massacre s'approcha et me murmura à l'oreille :
Alors, suis-je toujours si prévisible aujourd'hui, Maître ? Mes yeux s'agrandirent légèrement sous le choc de la nouvelle et cette entaille-là m'atteignit directement au cœur. Lui, le plus prometteur de tous. Celui que j'avais façonné à mon image, et à qui ma confiance était acquise. Le premier de tout ceux que j'avais formé. Pendant toutes ces années. Je n'eus cependant pas le loisir d'intégrer totalement cette révélation, car de nouveau la souffrance de sa besogne me rappelait à l'ordre sous les ricanements humiliants.
Les cris avaient cessés mais l'épée la main royale continuait de progresser au plus profond de moi-même. Ivre de douleur et les lèvres salées de pleurs, je fermais les yeux pour invoquer la fin de mon calvaire auprès des deux lunes. Une première masse gisait à quelques centimètres de moi, comme un premier trophée de chasse et celle-ci serait alors rejointe par la seconde qui subissait le même traumatisme. Je n'eus bientôt plus la force de me débattre et seuls les coups qui résonnaient dans mes os me permettaient de garder un semblant de conscience. Puis l'autre aile céda sous les acclamations jubilatoires. Le dernier coup de mon supplice, le...dernier. Le dernier des
soixante-treize qui me furent portés et qui eurent raison de moi.
Wilnir avait entendu ses prières et embrasait timidement la voûte du bastion de Fell'Ghost. Et à son pied, un lac de sang s'écoulait lentement depuis les deux plaies béantes qui ravageraient ses épaules à jamais. La harpie s'éteignit, dès les premières lueurs de l'Aube Rouge.
05. Main de velours
C'est du moins ce que tout le monde supposa, au premier abord. Et pour tout vous dire, je le pensais également. Mais c'était à croire qu'achever Thylone Enroris devait nécessiter plus d'efforts encore.
Cet état d’inconscience persista néanmoins, si bien que l'on finit par déplacer mon corps mutilé de la cellule où il était abandonné. Les morts ne restaient pas sur l'archipel, car ils n'étaient utiles ni pour le bon développement de l'apprentissage des recrues, ni pour l'équilibre de ses résidents. L'île aurait par ailleurs depuis longtemps croulé sous les cadavres si cela avait été le cas. Non, au lieu de cela, on se débarrassa de cette enveloppe estropiée qui était alors la mienne comme il était coutume de faire : en la lançant dans la fosse commune, située dans les méandres d'Urqarth, ancienne ville fantôme sous Eredhel.
Ce furent les effluves nauséabondes qui me forcèrent au réveil, ainsi qu'une étrange aura apaisante que je sentis à mes côtés. J'entrouvris brièvement les yeux et reconnaissant la silhouette rassurante près de moi, m'en remis à elle. Je lui étais redevable, à la chamane du clan de l'Aigle, car elle entreprit de panser et soigner mes plaies -celles qui toutefois, étaient visibles- jusqu'à ma guérison totale et cela, loin des yeux inquisiteurs de la capitale. Elle s'eclipsait des obligations que lui imposait sa fonction le temps de me visiter et de constater mes progrès. Elle m'expliqua que c'était sa vision, qui avait permis de me retrouver et que celle-ci lui était apparue au creux de son sommeil, comme une sorte d'évidence. Évidence qui faisait de moi son obligée.
Après avoir une dernière fois loué ses talents de guérisseuse, il fut temps pour moi de prendre congé. De nombreux changements s'étaient imposés à moi, tant dans mon apparence que dans mon comportement et mes motivations. La soif de liberté qui m'avait toujours animé, avait laissé place à autre chose. Autre chose de plus violent, de plus impitoyable. Une chose qui me faisait bouillir les sangs et frémir de haine et d'impatience comme un animal en cage : la soif de représailles.
06. L'alliage de la vengeance
Je dardais un regard glacial sur le travail que l'on me présentait. Le jeune elfe ouvrit la bouche lorsque je lui pris son ouvrage des mains mais la dague recourbée qui avait surgit et qui frôlait maintenant son pâle épiderme fit taire ses élans de protestation. Avec un malin plaisir, je la fit remonter le long de sa jugulaire jusqu'à lui faire relever le menton. Il déglutit. Les proportions étaient parfaites, et la minutie, digne d'une broderie royale. Mille lames d'acier noir hiérarchisées à mon service, et ciselées comme si j'avais à porter ma propre couronne. Je l'étudiais dans ses moindres détails, mon visage à seulement quelques millimètres des mécanismes. Après un long moment, je me redressais et du coin de l’œil, je vis l'elfe-forgeron pâlir. J'écartais légèrement la lame et il eut un soupir de soulagement. La cliente semblait satisfaite.
Es-tu un apprenti, l'elfe ? lui lançais-je au visage, telle une insulte à sa personne. Il hocha la tête pour acquiescer et bredouilla :
Nyë'il O'Latharel, pour vous serv... Avec un coup sec, je retirais ma dague de son abdomen et le regardais s'écrouler dans l'atelier vide. Je m'accroupis près de la victime et penchais la tête sur le côté pour regarder son expression encore stupéfaite.
Je déteste les apprentis. Ils parlent beaucoup trop. déclarais-je, en guise d'excuses. Je reniflais avec dédain puis en une suite de courbes régulières et écarlates, j'apposais ma signature sur l'établi du feu-forgeron, et qui sera par la suite reprise par mes disciples.
Sans un regard pour celui qui portera le chiffre UN, j'enfilais mes ailes de fer neuves, presque durement négociées, qui me rendirent à la fois la dignité et la prestance qui avaient été miennes. Je tournais la tête vers le palais des Astres, où je savais que mon traître d'apprenti se terrait désormais aux côté de la toute jeune Reine inapte à sa fonction. Ce misérable, était désormais à leur service. Il avait vendu son âme pour rejoindre cette caste si restreinte et élitiste de l’œil d'Opale, en échange de mes précieuses ailes. Il m'avait dégradé à jamais, dans l'unique but de verser son tribut et de s’attirer leurs bonnes grâces. J'en eus la nausée.
Chaque jour j'en subissais les frais, et ressentais encore les stigmates de cette infamie en fermant les yeux le soir. Au plus sombre de la nuit, il me semblait même entendre parfois les coups sur mes épaules, désormais tatouées de honte.
Mais tout ceci, je finirai par l'endurer. Pour toi, je saurai me montrer patiente. Pour toi, j'attendrai la nouvelle Aube Rouge. Mais avant nos retrouvailles, il me faut m'acquitter des soixante et onze autres. Et une fois sur le même pied d'égalité, une fois ces nobles et royaux imposteurs annihilés, tu seras mon soixante-treizième. Je t'en fais la promesse. Et que l'aube soit rouge.