concatenate – (verb) to link together as in a chain. (noun) a series of things depending on or resulting from each other.
La mémoire des êtres est tout sauf fiable. Elle change d’un esprit à un autre, se modifie sous les sensations diverses et se dissous parfois sous les volontés cachées.
En toute honnêteté, Alice peut bien le dire : elle n’est pas toujours certaine de comprendre ceux qu’elle aime. Athimbode la prend parfois au dépourvu sous la soie de ses sermons et de ses froncements de sourcils désapprobateurs, elle-même se perd dans des typhons d’intensité qu’elle ne perçoit que par touches troubles, quand au palais des Astres, il la bouleverse bien plus qu’elle ne voudrait l’admettre.
Elle les chérit pourtant, loin du tumulte d’une année sombre et de tous ces secrets cachés entre les murs et sur les lèvres. Elle voudrait encore s’amuser comme avant, se bouiner contre sa cousine en riant, faire des courses de crapaud dans le jardin en compagnie des autres dames de compagnie, parler chiffons et dentelles avec Myria.
Elle voudrait mais tout change inexorablement. Les rubans ont remplacé les fleurs, les jupes se sont allongées et la langue s’est parée d’un peu de la cruauté du monde.
Peut-être que c’est ça, grandir.
Peut-être.
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Elle court en riant dans les couloirs somptueux des O’Jaslan, se cache derrière les hauts mannequins arborant cottes de mailles et autres tissus familiaux. Le vent fait flotter sa robe et Alice sautille dans ses jardins. L'insouciance creuse des fossettes sur ses joues rondes lorsqu'elle rit. Elle a cinq ans et prends des leçons de soutien d'un professeur un peu ridicule. Elle a cinq ans et sait déjà le poids cristallin de son nom.
Dos bien droit, menton relevé, mains posées devant soi.
Très bien, Alice.On lui a promis une amie – bientôt. Une poupée blonde, une future duchesse, avec qui elle partagera maintes aventures.
Une amie. Oh, elle en est si heureuse qu’elle danse et virevolte pieds nus autour de la fontaine juste après l'annonce. Elle a le temps encore de jouer avec ses jeux charmants. Elle est couvée, ses parents sont aimants et lui donnent les plus beaux joujoux, les meilleurs bonbons, les plus délicieux fruits. Alice poudre abondamment de baisers et de douceurs les joues confites de sa mère devant les regards impassibles des servants.
Et puis, elle part.
Les anglaises en couettes enrubannées du même bleu cobalt que ses trop grands yeux, Alice plie ses genoux tout comme on lui apprend à se montrer sage et à plier l'âme. Révérence, port de tête, saluts esquissés de la pointe du visage. Les expressions changent sous la souplesse des bougies d'anniversaire. Enfant, jeune fille. Les nuances se font autre et les rubans se serrent. Tête haute, épingles dans les cheveux. Ça pique et on lui passe ses sautes d’humeur à l’abri de ses sourires de miel. Alice troque lentement ses vêtements pour d'autres, plus ouvragés. Etre en compagnie de Myria vaut bien quelques fiertés.
Elle se complaît dans ses heures en compagnie des autres filles. La discipline a toujours été juste même si elle aime à l'abîmer, les heures ont toujours été dûment remplies malgré son indolence naturelle. L'atmosphère est consciencieuse. On la dit ennuyeuse parfois parce qu’elle aime les forêts, l’occulte et chanter au bord des puits.
(Elle rêve comme on rêve à son âge : de chevalier blanc et courageux, de guerriers austères dont le cœur ne bat que pour vous. Elle espère et continue à danser sous la lune protectrice.)
Rien ne peut gâcher tout ça.
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Est-ce que c’est un test ?
Cela commence par des questions, et la certitude que les questions viennent le plus souvent avec des réponses. Alice se rend compte de l’état du monde et de ce qu’il demande – non – ce qu’il exige : connaissez-vous votre nom, connaissez-vous votre sang, connaissez-vous votre place. Elle apprend vite, le monde change. Son nom est
Petite, Alice, O’Jaslan, son sang est noble et sa place est silencieuse.
(Elle l’a vu avant toute les autres.)
Le couple royal est mort à la fin du printemps dernier, l’oraison fleurie en guise de linceul. Il a emporté trop de choses se dit Alice. Désormais Myria se volatilise au gré des heures et Athimbod se fait étrange. Peut-être a-t-il peur qu’on découvre combien il l’aime ?
Le garde du corps de la duchesse et sa dame de compagnie. Myria en sera si heureuse, nulle doute. Alice sourit, rose aux joues, regard baissée, la joie vibrante dans son corps encore adolescent. Elle l’aime, elle aussi – évidemment. Il est tout ce dont elle rêvait enfant. Il est parfait, le regard azur éperdu d’honneur et le toucher rugueux contre sa propre peau douce. Elle s’imagine entre ses bras, se fait eau sous ses œillades farouches, glisse mille fois en songe ses doigts contre les siens.
Et il y a le reste, comme quand il se montre trop empressé auprès de Myria. C’est un festival de nouveaux sentiments : le cœur qui tambourine jusqu’aux oreilles, les flottements éveillées, la jalousie aussi qui fait sombrer et geindre dans des tonnerres souterrains. Elle l’aime
tant et c’est un conte de fées, se dit-elle, un de ceux macabres qu’on se lit sous la couette les nuits de pleine lune pour se faire peur ; un de ceux qui devient trahison s'il se raconte trop souvent. Elle ne pourra pas l’épouser s’il reste dans cette condition et elle en mourra si elle ne le fait pas, de ceci elle en est certaine.
Le monde autour d'elle meurt d’espoirs perdus, et elle se demande si elle l’affame elle aussi, contribuant un peu plus à l'ombre qui stagne parfois dans le cercle qu’elle occupe.
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« Te voilà bien silencieuse, Alice. » Elle rit pour la bonne mesure, les dents qui grincent derrière les lèvres charnues. N’est-elle pas jolie ? Ne sait-elle pas danser, chanter et peindre ? N’est-ce donc pas suffisant ?
Il y a quelque chose qui lui donne envie d’hurler, à s’en arracher la gorge, de fuir jusqu’à sentir ses poumons se fendre. Il y a quelque chose qui fendille la coquille luisante de sa bonne éducation, quelque chose qui lui fait oublier un à un, tous les bons et loyaux principes qu’on lui a enseignés.
C’est la colère qui explose dans un bredouillement terrifié. «
Tout va bien. »
Dans le vert du royaume, il y a quelque chose qui lui donne la nausée.
(Le test est passé.)
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Elle peut encore en sentir le goût dans sa bouche, l'amertume brûlante des faux espoirs se mêlant au goût métallique d’une pulsation toute sanguine. C’est le sien qui monte aux joues tendres, c’est lui qui bouillonne dans sa gorge comme un nectar, comme si des vignes poussaient dans ses poumons remplaçant tout l'air auquel elle s'accrochait tant. C’est étrange, n’est-ce pas ? Elle n’a jamais douté de la place occupée par cet oxygène auparavant, ne s’est jamais vraiment inquiétée de la capacité de sa poitrine à se gonfler de l’éther nécessaire pour sa survie, mais les vignes sont perçantes, toujours croissantes et leurs tranchants se répandent - implacables - sur ses lèvres, alors qu’il s’éloigne déjà. Il est poignard et baume tout à la fois a-t-elle désir de lui dire mais l’air lui manque et elle ne peut que continuer à clore ses paupières – encore un peu, juste un peu… à ne plus respirer puisqu’il lui a tout pris.
Quand chaque pas lui semblait léger comme une plume, la voilà lourde dorénavant, empêtrée de plomb, d'amour et de fiel. Peut-être en est-elle faite après tout. Peut-être l’a-t-il alourdie jusqu’à un point de non-retour.
Elle aime.
(Elle hait aussi dorénavant.)
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(Tout va bien.)
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Il y a trop de choses qui se mélange encore en écho lointain : les révoltes secrètes, les poignards sous les cottes de mailles, les cernes de certains et les discours héroïques ; il y a ses amis aussi. Elle ne peut pas en vouloir à Athimbod d’être ce qu’il est quand c’est là tout ce qu’elle chérit. Elle ne peut pas ne pas trembler à la mention d’une tentative d’assassinat sur Myria. Elle les aime et ne cherche même pas à le nier. Elle aime Myria et ses boucles blondes, ses éclats et ses soupirs capricieux, elle aime la confiance qui les lie, savoir rien qu’en la regardant ce à quoi elle réfléchit sans avoir besoin de vérifier ou de forcer son esprit. Elle aime Athimbod – jusqu’à la folie aussi et c’est peut-être le plus terrible. Il est silencieux et secret autant qu’elle est fantasque et agitée mais elle aime le sentir à ses côtés, serein et électrique, l’intensité tranquille et vaillante quand elle lui sourit. Elle l’aime,
vraiment.
Ou peut-être pas assez.
Peut-être n’aime-t-elle qu’elle-même et les siens, son nom de famille dans un écrin inattaquable. C’est la chose la plus difficile qu’elle n’ait jamais eu à admettre – et elle ne l’a pas encore totalement fait - parce que ça n’a aucun sens : elle leur a toujours été loyale à tous. Elle aurait voulu l’être plus encore mais arrivée au pied du mur, elle s’aperçoit qu’elle ne peut l’être en vérité qu’à elle-même.
Elle décide : dorénavant,
elle prendra.
(Et s’il ne peut être sien alors il ne sera à personne.)
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La haine ça n'est jamais que de l'amour qui a peur.